"On peut y retourner, Eddie ? S'il te plaît !"
Encore
trente-quatre minutes à vivre. Eddie releva la barre de sécurité, donne
à chaque garçonnet un bonbon acidulé, prit sa canne puis se dirigea en
claudiquant vers son atelier où il espérait bien échapper à la chaleur
estivale. S'il avait eu conscience de l'imminence de sa mort, il serait
sûrement allé ailleurs. Mais voilà, il fit ce que nous faisons tous. Il
suivit son petit train-train, comme s'il avait encore toute la vie
devant lui.
Un des ouvriers de l'atelier, un jeune Dominguez
dégingandé aux pommettes saillantes, était planté à côté du bassin de
solvants et nettoyait une roue pleine de cambouis.
"Salut, Eddie, lui lança-t-il.
- Salut, Dom", lui répondit Eddie.
L'atelier
sentait la sciure. Il était sombre et exigu, bas de plafond, avec des
murs couverts de panneaux alvéolés auxquels étaient accrochés des
perceuses, des scies et des marteaux. Un peu partout gisaient des bouts
d'armature provenant des attractions compresseurs, moteurs, courroies
ou ampoules, voire le sommet d'une tête de pirate. Des boîtes à café
pleines de clous et de vis étaient rangées contre un mur, tandis qu'une
multitude de tubes de lubrifiant étaient empilés contre celui d'en face.
Selon
Eddie, pas besoin d'être grand clerc pour graisser des rails ; c'était
pas plus compliqué que de faire la vaisselle ; sauf que, contrairement
à cette dernière, c'était salissant. Étaler du lubrifiant, ajuster des
freins, resserrer des boulons, vérifier des panneaux de commandes,
voilà en quoi consistait le boulot d'Eddie. Il avait déjà eu envie de
partir, à plusieurs reprises, envie de trouver un autre travail, bâtir
une autre vie. Mais la guerre avait écalté. Et ses projets avaient
capoté. Avec le temps ses cheveux étaient devenus gris, ses pantalons
trop petits, et il avait fini par convenir, non sans lassitude
d'ailleurs, qu'il était bel et bien cet homme aux chaussures
sablonneuses vivant entre rires en boîte et hot dogs, et que telle
était sa vie. Tout comme son père avant lui et ainsi que l'annonçait
l'écusson sur sa chemise, Eddie se consacrait à l'entretien, il en
était même responsable, lui que les enfants appelaient parfois "le
monsieur des manèges".